
Jean Pierre Page est une figure très expérimentée de la CGT dont il a été L’un des dirigeants et, des années durant, son responsable international. C’est une voix qui compte dans le syndicalisme de classe, le syndicalisme de lutte, ce syndicalisme qui rassemble les travailleurs pour faire gagner leurs intérêts, conquérir de nouveaux droits et faire reculer l’exploitation capitaliste. Avec l’appel qu’il a courageusement lancé dans la CGT dès le 15 août pour que la confédération CGT entende les très nombreuses bases et syndicats CGT appelant au 10 septembre, il a mis en évidence ce que doivent être les orientations que doivent prendre les dirigeants nationaux de la CGT, à rebours de l’alignement derrière les patrons de la CFDT qui cet été ont, comme à leur habitude, préféré courir derrière les gouvernements de casse sociale, offrant tribune à François Bayrou et se posant en collaborateurs actifs avec le MEDEF et autres syndicats patronaux, collusion et collaboration camouflées sous l’excuse éventée du « dialogue social ».

Stéphane Sirot est un chercheur spécialiste des mouvements sociaux. C’est un analyste très au fait du fonctionnement de chaque mouvement social, des luttes qui secouent la France des travailleurs, et des mouvements et organisations syndicales et sociales. À l’heure où de nombreux syndicalistes subissent la vindicte du patronat, de l’appareil d’État et de la justice de classe devant laquelle des militants parmi les plus engagés continuent d’être convoqués, notamment dans les secteurs des industries chimiques, électriques ou des services publics Stéphane Sirot vient de publier dans un nouveau livre une analyse sur la longue durée de la répression antisyndicale. Un travail situé dans la lignée du colloque organisé en 2024 par le Syndicat des Avocats de France et du recueil des témoignages de nombreux syndicalistes.

Alors que se lève une puissante rentrée sociale, avec le 10 septembre et la convergence des luttes et des colères dans un tous ensemble de la France des travailleurs face à la coalition des exploiteurs, qui détruise et exploitent le pays au services des multinationales, sous les ordres de l’Union Européenne et des milliardaires qui les détiennent et la contrôle, Georges Gastaud, directeur politique d’Initiative Communiste a sollicité et animé un entretien avec ces deux personnalités.
Une réflexion collective d’une grande qualité pour qui, militant politique, syndicaliste, gilets jaunes, travailleurs, paysans, retraités ou jeunes en colère, souhaite peser et inverser la tendance à la destruction de la France, de ses salaires, de son modèle social, de ses conquêtes sociales et démocratiques. Et stopper ainsi la fuite en avant dans la misère, la guerre et la fascisation tout en reconstruisant, en branchement direct sur les luttes, une alternative populaire de rupture.
Initiative Communiste : Le mouvement « Bloquons tout » d’une part, les électriciens CGT d’EDF d’autre part, annoncent des actions dures et un automne chaud face au plan d’austérité gouvernemental. D’un autre côté, les directions CFDT-compatibles des confédérations semblent plus préoccupées par la volonté de réguler la protestation que de faire gagner les revendications. Ne parlons pas du PS qui court à la rescousse du capitalisme en proposant sa candidature euro et OTAN-compatible pour Matignon.

Comment voyez-vous l’un et l’autre les possibilités d’un grand affrontement de classes en France alors que ce qui reste des acquis de la Libération est gravement menacé?
Jean-Pierre Page : Le mouvement social qui se prépare pour le 10 et le 18 et déjà ce qui le précède à Radio France, à EDF et dans d’autres entreprises témoignent d’une très forte combativité et d’un potentiel de développement indiscutable.
Soyons lucide, il y a encore un énorme travail de mobilisation à engagé au niveau des lieux de travail pour surmonter les obstacles en particulier les attentismes, les suspicions , les idées reçues et les tentatives d’opposer une action à l’autre, le 10 au 18. Quand ce qui compte est la mise en mouvement des travailleurs, la mise en coherence entre une colère légitime vis-à-vis du budget réactionnaire de Macron/Bayrou et le rejet de ce qui en est la cause profonde, c’est-à-dire ce capitalisme prédateur et militarisé. Car au fond là est l’enjeu véritable, mettre en échec le capitalisme , lui faire mettre genou à terre. Pour les syndicalistes de la CGT en particulier ceux qui défendent des positions de classe et qui sont à la tête de ce mouvement, cela exige un grand esprit d’initiative pour se saisir partout des possibilités d’actions. Cela suppose aussi de savoir créer les convergences avec tous ceux qui sont résolus à agir. Point n’est nécessaire pour cela d’exiger ce que sont les opinions et préférences politiques ou syndicales, l’ambition doit être de rassembler le plus largement et le plus utilement possible dans une action la plus résolue possible par la grève, l’occupation, et les blocages. Pour gagner nous avons besoin d’un rapport de forces déterminé qui soit à la dimension des enjeux. Ce qui s’annonce peut être de l’ordre d’un affrontement de classes inédit, dont la dimension politique ne saurait échapper. Il faut donc se montrer disponible. Ce mouvement est révélateur d’une aspiration à autre chose et nul ne saurait se déclarer dépositaire exclusif de celui-ci. Ainsi, les dirigeants des confédérations syndicales n’en sont pas à l’origine , et certaines d’entre elles comme la CGT cherchent à « reprendre la main » selon l’expression de Binet. N’est-ce pas un aveu de l’impuissance de cette intersyndicale dominée par la CFDT dont l’agenda est celui de la confédération européenne des syndicats (CES) qui elle prévoit une action sans lendemain courant octobre. Les tentatives politiciennes visant au fond à sauver le régime en place, ne sont pas sans illustrer ce décalage entre l’état d’esprit réel des gens, leur exaspération et une offre politique qui s’inscrit dans la gestion de la crise d’un système à bout de souffle.
Stéphane Sirot : Une première évidence s’impose : la fin de l’été et le début de l’automne s’annoncent socialement agités et expriment, de manière certes diffuse et volontiers confuse, une critique voire un rejet des politiques néolibérales infligées depuis une quarantaine d’années au plus grand nombre, au profit de quelques-uns. Il en va un peu comme si, à force d’accumulation de contraintes, l’annonce du projet de budget Bayrou le 15 juillet avait été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, ouvrant la voie à une réponse potentiellement significative du corps social.
Ce que je qualifie de « mouvement du 10 septembre », né sur les réseaux sociaux, en est une. Souvent comparé à celui des Gilets jaunes, notamment en raison de ses modalités d’émergence, du foisonnement volontiers diffus ou désordonné des revendications et des moyens d’action préconisés, ou encore de son caractère proclamé a-partisan et a-syndical, il me semble au contraire présenter des différences majeures. A commencer par le choix d’une date de mobilisation un mercredi plutôt qu’un samedi, à l’instar des Gilets jaunes. Le samedi était destiné à agglomérer toutes les catégories de la population hors temps de travail pour la plupart. A contrario, un mercredi implique pour nombre de celles et ceux déterminés à s’engager, de se mettre en grève, donc de s’emparer en l’occurrence d’une pratique susceptible de toucher l’appareil d’État, les entreprises, et d’impliquer le champ syndical. S’agissant d’une partie de ce dernier, les appels qui se sont multipliés à mobiliser le 10 septembre donnent d’ores et déjà à ce mouvement une autre coloration que celui des Gilets jaunes. De même, d’ailleurs, que le soutien ou l’intérêt plus ou moins marqués de la part des organisations de la gauche politique institutionnelle. Or, tous ceux-là, centrales syndicales et partis de gauche, étaient à l’époque passés à côté du mouvement des Gilets jaunes, voire l’avaient méprisé. Outre le fait qu’il s’agit sans doute pour eux de ne pas complètement rater, cette fois-ci, un possible mouvement populaire, il est également à envisager que le terreau de mécontentement, les échos de la colère du corps social soient remontés jusqu’en haut des appareils partisans et syndicaux.
Ainsi, la direction confédérale de la CGT n’était pas partie pour appeler à considérer ce 10 septembre comme un moment de mobilisation. Elle s’est trouvée en situation de s’exprimer ainsi à l’issue d’un CCN où une partie de ses structures professionnelles et territoriales ont sans doute relayé des attentes et des envies d’en découdre suffisamment fortes pour inciter la confédération à prendre une position plus engageante que celle exprimée sur une radio, quelques jours plus tôt, par Sophie Binet.
L’intersyndicale elle-même, bien que feignant d’ignorer le 10 septembre, s’est trouvée percutée par cette initiative qui l’a contrainte à accélérer son propre appel à mobiliser, dans la mesure où il s’agit également pour elle de tenter de ne pas perdre la maîtrise d’un éventuel affrontement avec le pouvoir. Ce dernier paraît d’ailleurs en situation de fragilité : le choix précipité du 8 septembre par François Bayrou pour demander la confiance des députés n’est pas anodin. Il peut illustrer les inquiétudes d’un pouvoir qui se sait minoritaire et désavoué, et tente ainsi d’amortir un éventuel choc quarante-huit heures plus tard, au moyen du sacrifice de son premier ministre et, au moins temporairement, de son budget d’une brutalité sociale inouïe.

Au-delà du « mouvement du 10 septembre », une salve de mobilisations a démarré le 2 septembre avec celle des énergéticiens, à l’appel de la FNME-CGT, qui cherche à s’inscrire dans la durée et à faire la jonction avec le 10, puis le 18 septembre. Ce qui pose la traditionnelle question bien connue dans le champ syndical de classe de la « convergence des luttes ». En effet, un scénario ressemblant à celui du premier semestre 2018, qui avait vu une superposition de conflits qui ne se sont jamais rencontrés n’est pas à exclure. Or, il paraît évident que la cristallisation des actions revendicatives est une condition impérative de la montée en puissance du rapport de force. À cet égard, le 10 septembre constitue un moment possiblement crucial, dans la mesure où il échappe au strict contrôle d’une intersyndicale inscrite dans une ritualisation de la contestation inopérante et pourrait, en cas de succès, générer une dynamique susceptible d’agglomérer les combats. Auquel cas se poserait par ailleurs la question du prolongement politique de la lutte, dont l’inefficience participe à mon sens des échecs récurrents de mouvements sociaux des dernières décennies. Au fond, depuis plusieurs années, nous nous trouvons en présence d’une succession inédite à ce rythme de conflits nationaux de haute intensité, du mouvement de 2016 contre la « loi travail » à celui sur les retraites du premier semestre 2023. Pourtant, les pouvoirs successifs sont demeurés dans le déni démocratique, l’extrême droite a prospéré, sur fond de gauche partisane disloquée et volontiers en manque de perspectives et de champ syndical qui peine à s’extraire des stricts rapports de droit neutralisants.
Bref, les ingrédients d’un conflit de classe sont présents. En revanche, les outils nécessaires à sa structuration, propices à son succès et à une inversion du rapport de force au profit des travailleurs restent à ce stade insuffisants.
Initiative Communiste : Un affrontement de classes majeur peut-il encore gagner en France si n’émerge pas un projet politique mettant radicalement en cause, sur des bases progressistes, l’UE et l’OTAN à l’heure où austérité rime avec marche à la guerre à l’Est et dissolution précipitée de la France dans l’État fédéral européen ?

Stéphane Sirot : Comme je l’exprimais précédemment, si les ingrédients d’un conflit de classe existent de manière aigue, l’un des enjeux majeurs consiste à l’orienter dans la bonne direction. L’absence d’un véritable projet de rupture progressiste à grande échelle conduit une part croissante des milieux populaires à exprimer électoralement l’impuissance de leurs mobilisations sociales et leur colère en apportant leurs suffrages à l’extrême droite, ou en se réfugiant dans l’abstention. Un peu comme si une sorte de « on a tout essayé » – gauche, droite, “ni de gauche ni de droite”, manifestations/journées d’action – gagnait inexorablement du terrain, au profit de projets racistes, xénophobes et antisociaux jouant de leur soi-disant virginité en matière d’exercice du pouvoir. Or, l’inscription des contre-pouvoirs syndicaux et partisans, à des degrés divers, dans des cadres dominants les affaiblit, car cela les empêche de dessiner des perspectives alternatives crédibles. D’autant plus lorsqu’il s’agit de refuser de s’extraire d’institutions qui défendent avant tout l’épanouissement du capital. Cela au moyen, à l’instar de l’UE, d’une « concurrence libre et non faussée » dont les conséquences en termes de casse sociale et de paupérisation d’une part grandissante de la population sont flagrantes. C’est par exemple ce que montre, chez nous, l’ampleur des inégalités et un taux de pauvreté qui atteint des sommets. Ces cadres institutionnels, de surcroît, diluent les dimensions originales les plus positives de notre modèle, reconstruit après la Seconde Guerre mondiale à partir du programme du CNR. S’ajoute à cela, dans le contexte actuel, l’argument de « l’effort de guerre ». Il est manifeste qu’il participe d’une instrumentalisation destinée à déconstruire les droits sociaux. Qui plus est au sein d’un monde occidental dont la position voulue hégémonique vacille, ce qui l’incite à se surarmer pour tenter de survivre. Cela tout en s’enfonçant dans sa faillite morale illustrée, au pire, par sa complicité, au mieux, par ses atermoiements face au génocide en cours à Gaza.
Autrement dit, si une succession des conflits de classe peut surgir, ceux-ci se fracasseront constamment sur le mur de l’absence de projet de rupture. Soulignons-le pour terminer : au XXe siècle, l’existence d’organisations syndicales et politiques assises sur une vision du monde et de l’avenir au-delà du capitalisme fut un puissant instrument de conquête du progrès social, y compris dans le cadre du système dominant.

Jean Pierre Page : Il n’est de fatalité en rien et le mouvement populaire de notre pays nous a souvent réservé des surprises inattendues. Il faut savoir se montrer à la hauteur des défis, ceux face à nous exige beaucoup. L’ampleur des enjeux témoignent d’une volonté du capitalisme de tout faire y compris par la violence et la guerre pour continuer à imposer ses règles. C’est à cette fascisation à laquelle nous assistons. Des dirigeants syndicaux aux politiciens de « gauche » on nous explique que chaque mesure prise par Macron sert l’extrême. droite et qu’il faudrait qu’il comprenne son erreur en se ressaisissant. En fait Macron/Lepen ce sont les cotés face et pile d’une même pièce. Le fascisme est déjà à œuvre comme on le voit à travers la politique d’austérité renforcée au service de la militarisation et de la guerre, tout comme pour accélérer le projet fédéraliste européen au détriment de notre souveraineté. Seulement le monde change vite, nous sommes à un moment de l’histoire de l’humanité ou risques et opportunités sont devant nous. En chinois le mot crise s’écrit Veiji à partir de deux idéogrammes qui signifient danger et opportunité. Le récent sommet de l’ Organisation de coopération de Shangaï (OCS) témoigne si il le fallait qu’il existe une autre alternative fondée sur la coopération, la paix, la non ingérence , le multilatéralisme dans le respect de la souveraineté des états. Il ne saurait y avoir de cloison étanche entre les combats que nous devons mener ici en France et internationalement ceux à une toute autre échelle. Pour cette raison plus que d’en faire le constat il faut mener la lutte de classe partout pour contribuer à ouvrir une alternative cohérente avec les combats qui se mènent ailleurs.

