Le 1er octobre 1949, Mao Zedong, du haut du balcon du Palais impérial de Pékin, déclare la création de la République populaire de Chine. Aboutissement de la spectaculaire épopée politico-militaire du Parti communiste chinois, cette date scelle également la fin de ce que les Chinois appellent encore aujourd’hui « le siècle d’humiliations ». Dans les années 1850, l’appétit destructeur de l’Empire britannique avait entrepris d’inonder la Chine de ses marchandises, pour beaucoup fabriquées en Inde. L’armée coloniale de sa majesté ne recula devant aucun moyen militaire pour forcer l’Empire du Milieu à laisser violer ses barrières douanières et accepter des traités de commerce inégaux. Mieux, l’Angleterre inclura dans ce prétendu « libre-échange » le déversement dans tout le pays de quantité faramineuses d’opium, dont les épisodes les plus violents de cette invasion portent encore le nom, les guerres de l’Opium. Cette drogue puissante sapa petit à petit le moral général des masses chinoises. Le reste des vampires impérialistes et colonialistes ne tardèrent pas à se joindre au festin, installant comptoirs et concessions dans les villes portuaires, concessions dont l’entrée était souvent matérialisée par des panneaux portant l’avertissement glaçant « Interdit aux chiens et aux Chinois »…
Devant une telle descente aux enfers, pour des millions de Chinois, le « Mandat du Ciel » qui conférait à l’empereur de Chine sa sacralité, à la condition de protéger le peuple, est bel et bien caduc. Le peuple chinois cherche désormais la voie qui lui permettra de reconquérir sa dignité.
Les salves de la Révolution d’Octobre apportent à la Chine le marxisme-léninisme
La pays était ainsi le théâtre d’agitations politiques plus ou moins révolutionnaires depuis la fin du XIXe siècle. Agitations aux colorations idéologiques très diverses : la révolte des Boxers par exemple, plus anti-mandchoue qu’anti-impériale mais résolument anti-impérialiste, ne parvient pas à aller très loin du fait de conceptions très arriérées et idéalistes, notamment dans le combat (nombre des insurgés pensaient se rendre invulnérables aux balles grâce à des pratiques ésotériques). Néanmoins, vers la fin des années 1900, un mouvement prometteur se dessine : soutenu par une frange des officiers de l’armée impériale et animé par des intellectuels démocrates progressiste de la petite bourgeoisie, le Mouvement du 4 Mai débouche sur la Révolution de 1911. Le docteur Sun Yat-sen, dirigeant historique et brillant du mouvement, devient le président de la République de Chine.
Des contradictions très fortes se font néanmoins jour au sein du parti nationaliste Kuomintang, entre une aile droite incarnée par Tchang Kaï-chek et l’aile de gauche du docteur Sun. La paralysie générée par ces contradictions n’est pas arrangée par la tendance naturelle de la petite bourgeoisie progressiste aux atermoiements et conciliations. Le régime peine à stabiliser le pays, hésite à désarmer les classes féodales, voire développe des illusions sur l’essence réelle des impérialismes qui cherchent à essorer la Chine au mieux. Il ne faut que quelques années pour que le pays se retrouve à peu près entièrement morcelé au profit de « seigneurs de guerre ». L’Empire du Japon militariste s’apprête à fondre sur ce territoire complètement désorganisé…
Les intellectuels engagés sont donc en quête d’un outil pour mener la lutte de libération nationale jusqu’au bout. De la littérature marxiste circule très certainement depuis le dernier quart du XIXe siècle dans certains cercles d’intellectuels chinois, bien que probablement en moins grand nombre qu’en Russie au même moment. Mais cette littérature restait très confidentielle et son efficacité éventuelle sur la société chinoise, très éloignée de la société européenne dont le marxisme était issu, n’était pas évidente. La Révolution d’Octobre, portant son tumulte jusqu’aux portes de la Chine, est une suggestion décisive en faveur du marxisme : complété par Lénine, l’outil marxiste s’adapte à des réalités différentes des sociétés développées européennes qui étaient censées s’en emparer en premier.
En 1921, le premier Congrès du Parti communiste chinois fait état d’une petite trentaine de membres. Vingt-huit ans lui seront nécessaires pour conquérir le pouvoir malgré des obstacles pratiquement insurmontables.
L’épopée
Le PCC arrive rapidement à s’implanter dans les grandes villes portuaires et très ouvrières de la façade Pacifique. À ce moment, le parti adopte la stratégie classique axée sur la classe ouvrière – malgré son faible développement y compris dans ces villes – et parvient à s’implanter solidement dans les syndicats d’ouvriers industriels et de dockers. Mais cette attention presque exclusivement portée au prolétariat urbain met le parti à portée des troupes étrangères présentes dans les concessions et de la frange réactionnaire du Kuomintang. La prudence vis-à-vis de ce parti nationaliste de plus en plus bourgeois est probablement endormie du fait de l’alliance qui y lie le PCC. Il faut signaler en passant la question de cette alliance qui s’appuie sur la nécessité de la lutte de libération nationale, une alliance encouragée par le Komintern jusqu’au cœur de la Seconde Guerre mondiale malgré les dérives de plus en plus manifestes du Kuomintang sous l’impulsion de Tchang Kaï-chek. Cette droitisation du Kuomintang s’incarne dans un premier point culminant : le massacre des communistes à Shanghai en 1927, au cours duquel plusieurs milliers de membres et sympathisants du PCC sont assassinés. Bien évidemment, le mouvement trotskyste en Europe se saisit de cette trahison des nationalistes pour fustiger le Komintern et Staline, les jugeant responsables en connaissance de cause ; pas d’erreur d’appréciation de la part de la IIIe Internationale mais une stratégie retorse afin d’empêcher une nouvelle révolution socialiste (accusations d’ailleurs toujours brandies de nos jours). Pourtant, les dirigeants du PCC étaient loin de se laisser imposer cette alliance par le grand frère soviétique et la « bureaucratie stalinienne » : les contradictions idéologiques fortes et la faible centralisation doctrinale du Kuomintang constituaient à elles seules de bonnes raisons de ne pas se couper de la base militante du parti nationaliste et des masses qui subissaient son influence. Il n’est pas invraisemblable non plus que les Soviétiques, de leur côté, ne possédaient pas une vision exhaustive du Kuomintang, voire qu’ils aient été intoxiqués à dessein par cette formation politique qui souhaitait continuer à bénéficier de l’aide y compris militaire de l’URSS – avec laquelle Sun Yat-sen avait passé une alliance en 1923.
À la même époque, un jeune cadre du PCC est envoyé dans sa région natale pour étudier la stratification sociale en milieu rural. Le rapport qui résulte de cette étude constituera la base de la stratégie politique du PCC jusqu’à sa victoire. Durant ce séjour, Mao Zedong réalise qu’il faut prendre davantage en considération le volet paysan de la Révolution d’Octobre, malgré les différences entre les deux pays. Malgré une mentalité très arriérée des masses paysannes, le niveau d’exaspération du paysan chinois et un territoire gigantesque difficile à contrôler par le pouvoir central sont propices à envisager une nouvelle stratégie, celle des « bases rouges » qui permettront l' »encerclement des villes par les campagnes ». Prendre, d’abord en milieu semi-montagneux pour décourager l’intervention « blanche », le contrôle d’enclaves au sein desquelles on applique une réforme agraire anti-féodale et une forme de pouvoir populaire. Avec ce large soutien des masses paysannes, ces enclaves servent ensuite de base logistique à l’extension du contrôle « rouge ». Cette stratégie est âprement discutée au sein du Bureau politique du PCC, mais Mao et les cadres qui l’ont rejoint tiennent bon : en quelques années, les bases rouges couvrent de larges portions de plusieurs provinces de Chine centrale, plus ou moins reliées entre elles, constituant la République soviétique chinoise.
Tout ceci ne pouvait cependant pas manquer d’attirer l’attention du Kuomintang, de plus en plus dirigé par son aile droite. Au milieu des années 1930, alors que le Japon envahit le pays depuis septembre 1931, il lance ses troupes stationnées en Chine centrale à l’assaut de la République soviétique chinoise, dans ce qu’il nomme lui-même des « campagnes d’encerclement et d’anéantissement »… Au nombre de cinq, elles mettent le PCC à rude épreuve. Isolé et sans beaucoup de ressources militaires, les formations militaires du PCC, embryons de l’Armée populaire de Libération, tiennent bon mais doivent se résigner à la retraite. Défaite militaire tactique, cela ne fait pas le moindre doute. Mais également commencement de la défaite stratégique, et d’abord politique, du Kuomintang : d’une part, son attitude démontre de plus en plus sa collusion avec les fascistes japonais, qui étendent leur emprise sur la Chine depuis leur état fantoche du Mandchoukouo ; or, malgré cela, le Kuomintang préfère s’attaquer aux bases rouges du PCC. D’autre part, cette retraite est aussi le début d’un des plus fantastiques épisodes de l’épopée du PCC, et contribuera grandement à son prestige : la Longue Marche.
Il n’est évidemment pas question ici de traiter cet épisode exhaustivement. Mais il faut brosser le tableau de cette Longue Marche qui incarne jusqu’à aujourd’hui, l’héroïsme du PCC. Et si certaines évocations de cet exploit confinent parfois au légendaire, il serait simpliste de n’y voir que l’effet d’une propagande mal placée. En un an, plusieurs corps d’armée partis de bases distantes parfois de plusieurs centaines de kilomètres vont parcourir environ 12 000 kilomètres, évitant les plus gros contingents blancs, affrontant les plus petits, tout en réussissant à effectuer leurs jonctions malgré des moyens de communication plus que rudimentaires. Il faut aussi traverser des paysages souvent hostiles : montagnes enneigées, marais labyrinthiques, rivières torrentielles (dont un moyen facile de donner une idée serait, un peu trivialement mais opportunément pour un lecteur européen, d’évoquer les territoires traversés par la Communauté de l’Anneau dans l’adaptation de P. Jackson…). La destination se trouve au nord de la Chine, où d’autres communistes ont réussi à s’implanter. Certaines estimations avancent que le PCC et l’embryon de ce qui deviendra l’APL ont, au moment où la Longue Marche parvient à son but, perdu 50% voire les trois quarts de leurs effectifs.
Malgré tout, l’influence du PCC se répand dans les masses. Au sein de l’armée du Kuomintang, de plus en plus d’officiers et d’hommes de troupe sont exaspérés par les atermoiements de Tchang Kai-chek vis-à-vis de l’envahisseur japonais. Sur le théâtre extérieur, l’axe Berlin-Rome-Tokyo est sur le déclin, d’ailleurs les États-Unis sont entrés en guerre contre le Japon militariste ; le Kuomintang doit donc, sous peine de perdre tout prestige, accepter une nouvelle alliance antijaponaise avec le PCC. Cette alliance tiendra jusqu’à la capitulation du Japon, malgré de nombreux coups dans le dos de la part des nationalistes.
À la capitulation du Japon militariste en 1945, les communistes sont encore loin de l’emporter dans le rapport des forces avec les nationalistes. Le PCC ne possède pas d’aviation, très peu de défense anti-aérienne; l’aide soviétique s’est évidemment raréfiée du fait du colossal effort que l’URSS a dû déployer pour débarrasser l’Europe du nazisme. Mais là encore, les outils du marxisme-léninisme développés pour l’usage chinois par Mao Zedong et la direction du PCC vont permettre de triompher en seulement quatre ans. Les tactiques de guérilla mises en œuvre par Mao épuisent et démoralisent les troupes nationalistes et les réformes politiques immédiatement impulsées dans chaque territoire contrôlé par les communistes soulèvent l’enthousiasme de larges masses du peuple chinois. De son côté, le Kuomintang est désorganisé par un combat des chefs dans lequel les généraux, plus intéressés par leur profit personnel que par la lutte du peuple tout entier, tentent de tirer la couverture à eux, voire neutralisent leurs efforts mutuels. L’intransigeance bornée de Tchang Kai-chek irrite l’aile gauche du parti et les petits officiers de son armée, et les défections se multiplient au profit du PCC qui, à la différence du Kuomintang, traite bien les prisonniers faits dans le camp adverse. Le chauvinisme grand-han des nationalistes et leur sollicitude envers les féodaux ne sont pas non plus pour leur attirer une grande sympathie populaire…
Dès le début de l’année 1949, les forces nationalistes sont partout en déroute. Elles finissent par trouver refuge sur l’île de Taïwan pour qui, faut-il le rappeler, commence une longue période de dictature militaire féroce, anticommuniste évidemment mais aussi raciste, notamment envers les peuples autochtones apparentés aux mélanésiens qui y sont encore présents. Le 1er octobre, le PCC contrôle pratiquement tout le territoire, hormis notamment le Tibet et le Xinjiang, qui exigent une politique spéciale, fine et délicate, du fait de leur éloignement géographique et culturel.
« Le Peuple chinois est debout » (Mao)
Les deux plus vastes pays de l’Eurasie sont passés au socialisme, et les peuples du monde doivent constater ce fait indéniable : les communistes ont porté en quasi-totalité le poids du combat contre les fascismes européens et nippon. La théorie scientifique du matérialisme dialectique prédisait, à quelques intuitions près ressenties à la fin de leur vie non seulement par Engels mais également par Marx, la révolution dans les pays développés. Développée par Lénine puis Mao, qui menèrent les deux premières Révolutions socialistes de l’histoire dans un pays semi-périphérique et un pays semi-colonial et semi-féodal, elle passe aux mains des peuples opprimés qui n’entendent plus se laisser dominer par des nations impérialistes qui viennent pour la deuxième fois de mener le monde à la boucherie. C’est un fait qu’il faut rappeler : les cataclysmes provoqués par les révolutions russe puis chinoise ont sans aucun doute donné l’impulsion majeure des mouvements de libération nationale et anticoloniaux qui jalonnent le reste du XXe siècle. Pour les peuples d’Amérique du Sud, d’Afrique et d’Asie, l’espérance devient un espoir. D’une certaine manière, cette onde de choc se propage encore aujourd’hui, bien que de manière plus ambiguë dans la mesure où la Russie n’est plus l’URSS – loin s’en faut – et que la Chine actuelle n’a plus les accents qu’elle pouvait avoir du temps du maoïsme.
La sollicitude dont font encore preuve ces deux pays envers le « Sud Global » n’est-elle qu’une posture dans l’attente de coudées plus franches pour développer un nouvel impérialisme sur les cendres de l’impérialisme de l’Otan sous la direction américaine ? C’est une interprétation que l’on peut lire sous la plume de certains groupes communistes de par le monde (dont un grand parti marxiste-léniniste indien), et qui présente des arguments économiques non négligeables. Mais il n’est pas oiseux de constater que le passé de ces deux nations a laissé des traces quasi-indélébiles. Ouvrir la porte au communisme réalisé, qui n’est pas seulement un mode de production supérieur mais un stade supérieur de la civilisation, et précisément pour cette raison, cela ne s’efface pas facilement. En ce qui concerne plus spécifiquement la Chine, le coup de barre à gauche donné par la direction Xi Jinping est indéniable. Avec patience et opiniâtreté, la stratégie internationale du PCC semble être d’attendre que l’hégémon états-unien soutenu par ses vassaux s’épuise sous le poids de leurs contradictions internes et du pourrissement du capitalisme ; après tout, comme le disait Lénine : les capitalistes vendront tout, jusqu’à la corde pour les pendre. Mais la paix du commerce et des échanges gagnant-gagnant, l’appui sur le droit international, le respect du principe de non-ingérence, la revendication d’un « destin commun pour l’Humanité », tout ceci ne semble pas parvenir à faire raison garder à l’impérialisme otanien en perte de vitesse et prêt à (presque ?) tout pour ne pas perdre sa domination. Et d’ailleurs pas même à l’empêcher de tenter par des moyens divers à déstabiliser la Chine de l’intérieur… Staline lui aussi pensait obtenir un peu de conciliation, de la part de ceux qui étaient encore ses alliés, en dissolvant la IIIe Internationale en 1943… ce qui s’avéra un piètre calcul ! Ceci dit, dans la mesure où nous pouvons discuter de la stratégie d’un parti de 90 millions de membres et aux 75 ans d’exercice du pouvoir.
Hubbard