Retour à la dialectique de la nature. Du concept de dialectique de la nature et de ces liens avec le concept de matérialisme historique. www.initiative-communiste.fr vous propose de retrouver une deuxième partie de l’article du philosophe marxiste Georges Gastaud
Nombre de » marxistes » contemporains ne cessent de donner des gages de respectabilité universitaire à l’adversaire de classe (qui est aussi leur employeur en tant qu’Etat-patron…) en prétendant ne retenir du marxisme que le matérialisme historique et l’anthropologie. Ils se dérobent ainsi aux affrontements de classe les plus dangereux qui, en philosophie, ne se déroulent pas, paradoxalement, dans le champ » politique « , mais dans ceux, spécifiquement philosophiques, de la théorie de la connaissance (gnoséologie) et de la conception du monde (l’ontologie). A condition de rejeter les notions » naïves » de reflet et de dialectique de la nature, on peut bien être ultra-révolutionnaire en politique, vouer aux gémonies l’exploitation capitaliste et vomir le salariat en anthropologie, cela ne dérange pas outre mesure la philosophie universitaire (je n’en dirais pas autant de la » philosophie » médiatique, bien plus soucieuse de rentabilité politique à court terme).
En réalité il faut rappeler que le matérialisme dialectique et la dialectique de la nature constituent des dimensions structurantes de la philosophie marxiste.
Engels, qui ne publiait rien sans en avoir longuement discuté avec Marx, introduit ainsi l’expression de matérialisme dialectique dans l’intitulé du deuxième chapitre de son livre capital, L. Feuerbach ou la fin de la philosophie classique allemande. Engels y montre que l’histoire de la philosophie est structurée par la » question fondamentale de la philosophie » (qu’est-ce qui est absolu, qu’est-ce qui est relatif dans le rapport entre pensée et matière ?). Cette question force les philosophes à se ranger en deux » camps « , celui de l’idéalisme (pour lequel l’esprit est l’absolu, la matière le relatif et pour qui la relation des deux termes est de nature spirituelle) et celui du matérialisme (qui inverse la donne). Mais il montre aussi que pour répondre de manière conséquemment matérialiste à toutes les questions philosophiques, pour exclure absolument le recours au surnaturel et à l’irrationnel, il faut expliquer le monde de manière dialectique et non de manière métaphysique. En clair, il faut considérer la matière comme ayant en elle-même de quoi produire logiquement son propre mouvement, son devenir, son changement, ce qui implique un certain rapport d’essence entre la matière et la contradiction, considérée comme le moteur du devenir. Sans cela, on est contraint d’aller chercher la source de la forme, de la vie, du mouvement et de la pensée en dehors de la matière, de la nature, de la société et de glisser aux différentes formes de la » transcendance » chère à la religion. Il revient notamment à Politzer, dans ses » Principes élémentaires de philosophie « , d’avoir montré clairement ce lien entre la Métaphysique, au sens ordinaire du mot (réflexion a priori de prétention démonstrative sur le » suprasensible « ) avec la démarche métaphysique, la pensée d’entendement pour employer le vocabulaire hégélien, qui passe son temps à écarter la contradiction en séparant et en opposant les contraires. L’opposition des contraires, c’est-à-dire le recours systématique à la disjonction ( » ou bien A /ou bien non-A) interdit en effet de concevoir le changement en tant que transition entre les contraires, en tant donc, que tiers » inclus « . Les contradictions et le changement, dont l’existence saute aux yeux dans le » sensible « , ne sont donc pas, aux yeux du métaphysicien, la » vérité » mais une simple apparence illusoire. De Parménide à Platon, on va donc fuir la contradiction dans l’ » intelligible » où abondent les » essences idéales » et sans contradictions telles que l’Homme en soi, la Nature en soi, le Beau, et autres concepts mythifiés en » Idées » absolues, accessibles au seul » esprit « . Si bien que la pensée métaphysique réussit ce tour de force de restaurer la mystique au cœur même de la pensée conceptuelle dont les Mathématiques les avaient chassées à l’époque de Thalès. A l’inverse, la dialectique débouche tout naturellement sur le matérialisme. C’était originellement le cas avec la dialectique intuitive d’Héraclite et, sous une forme plus sèche et figée dans l’atomisme antique de Démocrite où le plein et le vide, le hasard et la nécessité, la matière et la forme engendrent l’incessant devenir matériel de la nature à partir d’un processus incessant de composition et de décomposition des corps complexes ( » tout ce qui existe provient du hasard et de la nécessité « ). Et il y a au fond une stricte équivalence entre la phrase d’Engels définissant le matérialisme comme » l’étude de la nature sans addition étrangère » et la définition que Hegel donne du processus dialectique comme » auto-développement de la Chose même « . Le matérialisme dialectique est donc le matérialisme conséquent et Engels montre longuement comme le matérialisme mécaniste (c’est-à-dire le matérialisme reposant sur une logique purement métaphysique) produit sans cesse malgré lui, par carence dialectique, son vieil adversaire, l’idéalisme.
D’autre part, la dialectique de la nature et le matérialisme dialectique apparaissaient déjà dans un texte central de l’Idéologie allemande qui est le texte fondateur du matérialisme historique. Etudiant les relations entre la nature et ce que nous nommons aujourd’hui la culture, Engels et Marx renvoient dos à dos l’idéalisme métaphysique (qui sépare l’homme de la nature et voit dans la culture un miracle) et le naturalisme du 18ème siècle qui réduit à rien la dimension historique de l’homme en faisant de la culture l’expression plate et immédiate de la nature. Le point de départ de l’histoire est bel et bien la nature et l’ensemble de ces conditions naturelles (géologiques, climatiques, hydrographiques, biologiques…) que l’homme trouve toutes prêtes avant d’engager sa propre activité. En ce sens, l’homme est bien un animal et il le reste aussi longtemps qu’il existe car sa détermination profonde et en dernière instance est bien naturelle ( » la première condition de toute histoire est naturellement l’existence d’êtres humains vivants « ). Mais l’homme naturel va être amené dialectiquement, pour des raisons matérielles et naturelles, à s’arracher pour partie à la nature et à créer, en rupture avec l’ordre naturel, l’univers social de la culture. » On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion, par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils commencent à produire leurs moyens d’existence, pas en avant qui est la conséquence de leur organisation corporelle elle-même « . A la suite de quoi, le texte va développer le concept central du matérialisme historique en posant que le travail n’est pas seulement » production des moyens d’existence » mais qu’il constitue aussi par lui-même un » mode de vie déterminé » et qu’il fournit, en tant que mode de production les bases de l’organisation sociale, cadrant ainsi les grandes lignes du développement individuel.
Pour notre propos, l’important est de saisir que » la complexion corporelle de l’homme » et son rapport avec le monde naturel (puis avec le monde naturel défriché et transformé par l’homme) est le facteur naturel du passage de la nature à la culture, c’est-à-dire ce par quoi la nature se nie elle-même. En effet, étant donné l’organisation du corps humain (son anatomie), étant donné les liens entre l’homme et le milieu naturel, l’homme va être amené à produire, c’est-à-dire à faire apparaître par le biais de l’outil et du travail des objets (partiellement) artificiels (artificiels par leur forme, naturels par leur matière première). Il faut évidemment entendre par là les outils mais aussi tous les objets fabriqués servant à satisfaire les besoins. A partir de ce moment, le centre du développement humain ne va plus être seulement, ou principalement, le corps humain. Comme le dit excellemment Lucien Sève, le développement humain va être » ex-centré » dans le monde artificiel des objets produits et des comportements de toutes sortes que chaque individu doit intégrer et s’incorporer pour pouvoir, indirectement, de manière de moins en moins immédiate et de plus en plus socialisée, satisfaire ses besoins. Le concept central du matérialisme historique est alors celui d’héritage, par opposition à la seule hérédité biologique. Car l’homme est avant tout un héritier qui doit apprendre à s’approprier (quitte à le refondre ou à l’oublier) l’acquis de la génération précédente, avec la possibilité permanente (mais pas toujours réalisée) de faire progresser cet acquis et de se changer lui-même. Car le premier besoin de l’homme en société, celui sans lequel personne n’atteint au statut d’individu socialisé (nous dirions aujourd’hui de » sujet « ), est de s’assimiler l’outil au sens large du mot, soit pour travailler, soit pour faire travailler.
Le matérialisme historique n’est donc pas le » choix » arbitraire d’un philosophe » préférant » le matérialisme à l’idéalisme historique. A la source du matérialisme historique, le matérialisme biologique se niant lui-même, l’évolution sortant de soi (auto-négation dialectique de la nature) pour déboucher sur le processus historique avec tous les aléas qu’il comporte en matière de transmission (du reniement à l’oubli en passant par le traditionalisme) de l’héritage. L’outil est au centre de l’histoire. Nous sommes d’abord définis dans nos trajectoires singulières par l’héritage (dépassable) d’un rapport ou d‘un non-rapport aux moyens de production (la question de la propriété des moyens de production et de leur maîtrise collective par la société est centrale du point de vue anthropologique). On constate donc bien que la » fondation » du matérialisme historique n’est pas seulement liée au constat empirique mille fois fait et refait de » l’importance » de l’économie dans les domaines historique et culturel. De manière rigoureuse, à partir d’une logique conceptuelle fondatrice (comment penser le passage du naturel au culturel en excluant le surnaturel, en marquant la spécificité du culturel et en partant de l’origine nécessairement biologique de l’hominisation), Marx et Engels en arrivent à poser la dialectique de ce qu’Engels, de manière schématique mais très parlante, nommera ultérieurement la » dialectique de la transformation du singe en homme « . Il est donc parfaitement illusoire, antimatérialiste et antimarxiste, de couper le matérialisme historique du matérialisme dialectique et de la dialectique de la nature. Il est dès lors très compréhensible qu’Engels et Marx (dont Michel Vadée a montré qu’ils n’ont cessé d’étudier les sciences de la nature, physique, théorie darwinienne de l’Evolution, chimie de la cellule, et de correspondre à leur sujet, y compris en formulant parfois des hypothèses sur leur orientation future) n’aient cessé de se passionner pour la dialectique de la nature à laquelle le vieil Engels consacrera d’ultimes recherches, de l’ Anti-Dühring au livre éponyme que nous avons maintes fois évoqué.
Brillantissime! Bravo particulièrement en ces temps obscurs et confus! Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, les mots pour le dire vous viennent aisément.
Ce la change du goulbigoulba actuel et de son parler d’une pauvreté affilgeante