« J’ai des doutes sur les attentats du 11 Septembre. » Qui n’a déjà entendu cela ? Les théories du complot n’ont cessé de se développer depuis dix ans, et cela n’a rien de réjouissant. Car, après les superstitions et les religions, elles constituent de nouvelles œillères, une nouvelle entrave à la révolte, en obscurcissant la compréhension du capitalisme et de l’impérialisme.
« La vérité est ailleurs ». Au début des années 1990, la célèbre série télévisée X-Files mettait aux prises deux agents du FBI affectés au « département des affaires paranormales » avec un monde inquiétant régi par des forces occultes. Fox Mulder et Dana Scully – c’est leur nom – affrontaient au fil des épisodes un double complot : l’un gouvernemental fomenté par des élites malfaisantes, l’autre par des extraterrestres conquérants dont les élites voulaient précisément cacher l’existence. Atmosphère paranormale, thèmes ufologiques (ufologie = étude des objets volants non identifiés), cynisme et dissimulation des puissants « qui savent », décryptage accessible aux seuls initiés : la série se taillait un vrai succès en jouant sur tous les ressorts de l’imaginaire conspirationniste. Depuis, la veine a été largement exploitée, le Da Vinci Code de Dan Brown n’étant que l’exemple le plus connu. Or, si avec le mystère et le complot on peut faire de la bonne télévision et un cinéma distrayant, on ne peut faire que de la mauvaise politique. Et c’est tout le problème que pose le « conspirationnisme », cette sorte d’aliénation de la pensée qui imagine qu’à l’origine de tout événement historique, il y a la conspiration d’un groupe occulte suffisamment puissant pour tirer d’innombrables ficelles, tout en restant bien entendu hors de la vue du commun des mortels.
À l’explication visible – soit officielle, soit communément admise – comme à l’inexpliqué temporaire, le conspirationnisme oppose une explication cachée, accessible uniquement à ceux et celles qui sauront en décrypter sans fin les indices alimentant une grille de lecture globale. Dans l’imaginaire conspirationniste, aucune place n’est laissée à l’imprévu, au non-intentionnel, au hasard, à l’erreur. Toute coïncidence est révélatrice. L’enchaînement des évènements relève obligatoirement d’une causalité parfaite et maîtrisée par ses protagonistes secrets.
Dénonçant des manipulations, la théorie du complot fonctionne elle-même en boucle, sur un mode manipulatoire, en ce sens que sa grille de lecture est préétablie. La conspiration et ses bénéficiaires préexistent aux indices qui sont censés leur donner corps.
Pensée policière de l’histoire
Pensée policière de l’histoire, elle n’est jamais très loin de la véritable critique sociale et politique, et la parasite plus qu’elle ne la concurrence. Ainsi, quand on s’interroge par exemple sur les conditions dans lesquelles les multinationales pharmaceutiques vont profiter de l’épidémie de grippe A, on est dans le politique. Quand on les désigne, sans preuve, comme étant à l’origine de l’épidémie « parce que cela leur rapporte », il y a glissement, on est passé dans le conspirationnisme.
Les attentats du 11 septembre 2001 ont dopé le conspirationnisme. À cette occasion, il a, de façon désolante, accédé au statut de « pensée » subversive, non conforme. Paradoxalement, c’est aux États-Unis que la version officielle du 11 Septembre est la plus mise en doute. Il faut dire que la méfiance instinctive à l’égard du gouvernement fédéral y est culturellement telle que toutes les théories du complot y prolifèrent. Dans ce cas précis, un réflexe patriotique et raciste semble avoir joué. Que des Arabes avec des cutters puissent avoir porté un tel coup à la superpuissance mondiale est du domaine de l’impensable pour beaucoup de citoyennes et de citoyens des États-Unis. Le scénario ne peut donc être qu’autre, la Maison-Blanche et la CIA sont nécessairement impliquées.
De Bigard à Rockin’Squat
On mesure l’expansion du conspirationnisme quand des personnalités prennent le risque de faire état publiquement de leur proximité avec ces thèses. C’est le cas de l’humoriste Bigard, de l’actrice Marion Cotillard, du cinéaste Mathieu Kassovitz, des rappeurs Rockin’ Squat et Keny Arkana… ainsi que de Jean-Marie Le Pen et même de l’ex-ministre Christine Boutin.
Signe des temps, comme à chaque poussée de conspirationnite aiguë, les Illuminatis sont de retour. Ou plus exactement leur mythe. Le Mouvement des damnés de l’impérialisme (MDI), groupe d’extrême droite de Kemi Seba, les place au cœur de son combat contre les « puissances occultes ». Le Libre-Penseur, un dentiste marseillais qui, entre deux plombages, est devenu l’un des conférenciers vedette d’Égalité et Réconciliation, autre groupe d’extrême droite piloté par Alain Soral, en fait une obsession.
Quête de sens
Pour Jean-Bruno Renard, sociologue à l’université Montpellier-III, la déstructuration sociale et culturelle des sociétés modernes constitue le terreau de développement des théories du complot. Les causes en sont pour lui le « relativisme cognitif », la « fragmentation en sous-cultures », la dévalorisation des « canaux officiels de communication » (politiques et médias), ou la confusion accrue entre l’image et le réel. Pierre-André Taguieff, dans La Foire aux illuminés (Fayard, 2005), évoque lui la fin des grandes religions politiques ou institutionnelles et la quête de sens qui en découle. « Tout se passe comme si le Complot était en passe de chasser le Progrès comme sens de l’histoire », écrit-il.
Le conspirationnisme, en inventant des causes fantaisistes à des événements bien réels, obscurcit en fait les véritables mécanismes du marché, du capitalisme et de la globalisation, qui, pour révoltants qu’ils soient, sont tout ce qu’il y a de plus logique. Comme si les conspirationnistes ne pouvaient pas admettre que le capitalisme est en soi un système pervers, et qu’ils avaient besoin d’en faire porter la responsabilité à des groupes occultes. Un exemple ? Le groupe Bilderberg. Celui-ci existe réellement. C’est un séminaire qui rassemble une fois par an la crème des classes dirigeantes occidentales pour des conférences et des pourparlers divers. C’est typiquement une institution qui, par sa seule existence, nous en apprend sur le caractère de classe et non démocratique du système capitaliste. Mais sa confidentialité suscite la curiosité. Les conspirationnistes lui attribuent du coup des pouvoirs démesurés et maléfiques. Le sommet de Davos est de même nature : c’est un lieu où un grand patron se doit d’être vu pour prouver qu’il compte ; idem pour un politicien. D’ailleurs, il n’est nullement besoin de Bilderberg ou de Davos pour que les milieux des affaires, politique et médiatique se fréquentent. Les réseaux de sociabilité et de reproduction de la bourgeoisie suffisent amplement. Tout cela ne relève pas du complot, mais d’une connivence de classe établie. Des sociologues l’étudient. Il suffit même de lire Point de vue pour le constater : capitaines d’industrie, politiciens, aristocrates et stars de la télévision se fréquentent et marient leurs enfants ensemble. Vous voulez un groupe plus influent en France que les francs-maçons et les illuminatis réunis, sans complot ni société secrète ? Ça s’appelle le Medef, l’UMP et le PS…
Un nouveau « socialisme des imbéciles »
Pour l’extrême gauche, le conspirationnisme pose problème, comme l’antisémitisme a posé problème au socialisme du XIXe siècle. L’aversion populaire pour l’image du « banquier juif » avait bénéficié d’une certaine complaisance chez les socialistes et les anarchistes, qui, bien que n’en étant pas dupes, pensaient que l’antisémitisme populaire pouvait alimenter l’ anticapitalisme. L’Affaire Dreyfus leur montra qu’il alimentait en fait surtout l’extrême droite. Ils s’en mordirent les doigts et déclarèrent que l’antisémitisme était en fait « le socialisme des imbéciles ». Aujourd’hui, le conspirationnisme est le nouveau « socialisme des imbéciles », qui sous couvert de subversion, simplifie le monde, instille de l’irrationnel dans la pensée, discrédite la critique sociale radicale, et au bout du compte décourage toute action collective – à quoi bon agir en effet puisque « tout est joué d’avance » par les « maîtres occultes » ? Comme les diverses religions et superstitions, le conspirationnisme est un ennemi, et il est temps de le dire.
Emma Klotz