On aurait pu s’attendre à ce que les récents évènements au Népal soient davantage exploités par les médias aux ordres. Un gouvernement communiste qui fait les frais de la colère populaire, c’est du pain béni ! Pourtant, pas tant que ça. Certes,l’actualité tant internationale que nationale est très chargée. Mais on peut aussi conjecturer que la bourgeoisie n’avait pas plus que cela envie de mettre devant les yeux des travailleurs français en colère des images qui pourrait stimuler leur imagination… En effet, pas de grève saute-mouton, de défilé convenu ou de « dialogue social », les Népalais sont allés droit au but.

En ce qui nous concerne, en tant que communistes, il reste important d’avoir les idées les plus claires possibles sur cette affaire. D’autant que nombre de courants trotskistes ont eux en revanche sauté sur l’occasion pour « démontrer » la morgue et l’autoritarisme des communistes non-trotskistes (on ne dit plus « stalinien », c’est un peu désuet, mais le cœur y est), et bien entendu l’influence délétère de la Chine[1]…
L’article ci-dessous donne d’intéressantes clés, auxquelles nous adjoignons quelques éléments supplémentaires – glanés notamment dans les publications du camarade Vijay Prashad – qui permettront de juger du caractère communiste du gouvernement déchu, mais aussi des influences étrangères en présence.
Les Népalais ne se sont débarrassés du régime monarchique que très récemment, au tournant des années 2010. Même pour une monarchie, il s’agissait d’un régime arriéré et archaïque, à mi-chemin entre le système de caste hindou et l’obscurantisme du Tibet d’avant 1954[2]. Les communistes népalais ont joué un rôle de premier plan dans la lutte anti-monarchique, ce qui explique pourquoi ce pays compte plusieurs partis communistes, dont deux ou trois plutôt importants et qui se sont plus ou moins succédé à la tête du pays depuis l’instauration de la démocratie – en coalition avec d’autres formations.
Depuis 2015, ces gouvernements de gauche ont globalement amélioré la situation du pays, qui était catastrophique. La pauvreté infantile par exemple est passée de 36 % en 2015 à 15 % en 2025. Les infrastructures ont également été reprises en main, portant l’accès à l’électricité à 99 % de la population. L’Indicateur de Développement Humain (IDH) a significativement augmenté. Néanmoins, les inégalités ne baissent pas assez rapidement, et les niveaux d’émigration ont ces dernières années atteint des sommets alarmants. Qui n’a pas entendu parler des travailleurs népalais sur-exploités, à la limite de l’esclavage, dans les chantiers du Qatar, d’Arabie Saoudite ou de Malaisie ? Des destins qui donnent à ceux restés au pays le sentiment que le gouvernement abandonne ses citoyens, quand il ne les voit pas cyniquement comme une source de devises – puisque cette diaspora envoie pas mal d’argent au pays.
Le gouvernement tout juste évincé était une alliance entre une faction droitière du Communist Party of Nepal (Maoist Center), dirigée par K.P Oil qui était Premier ministre, et le Congrès népalais. En vérité, il s’agissait d’un gouvernement centriste voire de centre-droit, qui cédait concession sur concession au FMI, après avoir chassé du poste de ministre de l’Intérieur un camarade un peu trop fouineur sur la corruption.
Le fait que plusieurs partis communistes puissent se retrouver aux commandes peut susciter l’enthousiasme si l’on regarde d’un peu loin. A y regarder de plus près, cette diversité a de quoi être propice à décourager les masses. La galaxie communiste népalaise est pour parler trivialement un gloubi-boulga de formations qui scissionnent, fusionnent et se coalisent sans cesse, dans un ballet qui défie l’entendement, et donne l’impression que la lutte des places préside bien plus que la lutte des classes. Il ne s’agit pas ici de dire bien entendu que tous les partis communistes du Népal ont sombré dans l’opportunisme ; certains conservent une ligne politique conséquente, comme le CPN-Unified Socialist, troisième plus important du pays et qui est passé dans l’opposition depuis plusieurs années. Une anecdote qui laisse songeur sur les convictions et les principes de certains dirigeants communistes : alliés dans l’exercice du pouvoir, le PCN-Centre Maoiste et le PCN-marxiste-léniniste unifié avaient opéré une fusion. Celle-ci ayant été invalidé par le Conseil Electoral, en raison de la proximité du nom du nouveau parti avec celui d’un parti déjà existant, on est retourné aux deux partis… Et c’est tout. Cette fusion ne devait pas obéir à un enthousiasme général ni à une volonté d’unité très poussée.
Difficile ainsi de douter de la spontanéité de la colère populaire qui s’est exprimée, en tout cas dans une large mesure. Il faut néanmoins garder en tête que l’impérialisme américain apprécierait grandement d’avoir le champ entièrement libre sur ce petit pays du « toit du monde ». Pour cela, ils peuvent compter sur les forces monarchistes qui sont en embuscade pour profiter de la situation.
L’implication des États-Unis dans la politique népalaise n’est pas une théorie, mais un fait historique documenté. Durant la guerre civile (1996-2006), les États-Unis ont fourni une aide militaire et financière importante au régime absolutiste royal pour « lutter contre le terrorisme » et contrer l’influence des communistes, classés comme terroristes par le Département d’État [The Guardian, 2003]. Cette ingérence se poursuit aujourd’hui sous couvert de « promotion de la démocratie ». Nous ne connaissons que trop bien le vrai sens de ces termes.
Le principal canal d’influence est le financement massif d’ONG et de groupes médiatiques locaux par des agences américaines. L’USAID et la National Endowment for Democracy (NED) – une organisation financée par le Congrès américain et souvent décrite comme un bras « soft » de la CIA pour promouvoir les intérêts américains à l’étranger – sont des acteurs clés. La NED finance ouvertement des dizaines de projets au Népal (en 2022, plus de $700 000 étaient alloués) visant à « renforcer la société civile », « soutenir les médias indépendants » et « promouvoir la responsabilité gouvernementale » – des euphémismes classiques pour fabriquer l’opposition et créer une contre-révolution visant les gouvernements non-alignés.
En tout état de cause, la question de la fermeture des réseaux sociaux fût bien l’étincelle. Une fermeture qui répondait au non respect (comme c’est curieux) de la législation locale par les entreprises…américaines.
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La démission du Premier ministre népalais KP Sharma Oli, au milieu de manifestations massives menées par la jeunesse, a soulevé de nombreuses questions au sein du peuple népalais et de sa gauche autrefois unie. Si beaucoup ont accusé le soulèvement de n’être qu’une réponse à une interdiction des réseaux sociaux, les causes sont bien plus profondes.
Katmandou est sur les nerfs non pas à cause des « applications », mais parce qu’une génération élevée dans la promesse de démocratie et de mobilité s’est heurtée à une économie et à un ordre politique qui lui ferment sans cesse toutes les portes. Le déclencheur immédiat a été réglementaire : le gouvernement a ordonné à 26 grandes plateformes de réseaux sociaux de s’enregistrer localement et a commencé à bloquer celles jugées non conformes, notamment Facebook, YouTube, Instagram, WhatsApp, X et d’autres.
La foule s’est précipitée vers le Parlement ; la police a utilisé des gaz lacrymogènes, tiré des balles en caoutchouc et, à plusieurs endroits, tiré à balles réelles. Fin septembre, au moins 19 personnes avaient été tuées et plus de 300 blessées. Sous la pression, le gouvernement a levé l’interdiction des réseaux sociaux et le Premier ministre KP Sharma Oli a démissionné.
L’étincelle a été l’interdiction. La situation politique a alimenté la situation
Il est tentant – surtout de loin – de présenter cette situation comme un conflit autour des libertés numériques. Ce serait une analyse superficielle.
Pour la génération Z népalaise, les plateformes ne sont pas seulement un divertissement ; ce sont des plateformes d’emploi, des agences de presse, des outils d’organisation et des réseaux sociaux essentiels. Les fermer – après des années de dérive économique – a été perçu comme une punition collective.
Mais le problème plus profond est structurel : la croissance du Népal a été stabilisée par les transferts de fonds plutôt que transformée par des investissements nationaux capables de créer des emplois décents. Au cours de l’exercice 2024/25, le ministère de l’Emploi à l’étranger a délivré 839 266 permis de travail de sortie – une émigration vertigineuse pour un pays d’environ 30 millions d’habitants.
Les transferts de fonds ont oscillé autour de 33 % du PIB en 2024, parmi les ratios les plus élevés au monde. Ces chiffres témoignent de la survie, et non du progrès social ; ils constituent un référendum sur un modèle qui exporte sa jeunesse vers des contrats à bas salaires tout en important des produits de première nécessité, et qui repose sur le clientélisme plutôt que sur la productivité.
C’est pourquoi l’interdiction a explosé si rapidement. Alors que le chômage des jeunes était déjà élevé (20,82 %) en 2024, que le renouvellement ministériel était la norme et que les scandales de corruption étaient omniprésents, les tentatives de contrôle des espaces numériques ressemblaient moins à de l’« ordre » qu’à de l’humiliation. La forme du mouvement – rapide, horizontal, interclasse – faisait écho aux mobilisations étudiantes du Bangladesh et au mouvement Aragalaya du Sri Lanka : des lycéens et des étudiants en uniforme, des diplômés sans emploi, des travailleurs indépendants et informels, et un public plus large et désillusionné se sont rassemblés autour d’un verdict commun sur la mauvaise gouvernance.
Les faits sur le terrain : victimes, couvre-feux et retrait
Le déroulement des événements est sans ambiguïté. Un décret d’inscription et une décision de blocage ont déclenché des manifestations ; les forces de sécurité ont réagi avec une violence croissante ; lundi soir, on comptait 19 morts et des centaines de blessés ; les couvre-feux et les interdictions de rassemblement se sont multipliés ; le ministre de l’Intérieur a démissionné ; un conseil des ministres d’urgence a levé l’interdiction ; mardi, Oli a démissionné.
Il est important de noter que le grief n’a jamais été uniquement numérique. Les pancartes et les slogans de protestation portaient sur la corruption, l’impunité des élites et l’absence d’horizon de développement crédible. Amnesty International a exigé une enquête indépendante sur un éventuel recours illégal à la force meurtrière – une autre raison pour laquelle le soulèvement, d’une querelle de plateforme, s’est transformé en crise de légitimité.
La migration comme plébiscite silencieux
Si un indicateur explique l’humeur générationnelle, c’est bien celui des permis de sortie du marché du travail. Les 839 266 permis de sortie du marché du travail délivrés au cours de l’exercice 2024/25 (en forte hausse par rapport à l’année précédente) se traduisent par des milliers de départs quotidiens au plus fort de la crise.
Il ne s’agit pas de touristes ; il s’agit de la même cohorte qui se retrouve aujourd’hui dans la rue. Leurs transferts de fonds – environ 33 % du PIB – permettent aux ménages de survivre et de payer la facture des importations, mais ils masquent également l’absence de transformation structurelle de l’économie nationale.
Dans un système incapable d’intégrer sa jeunesse instruite dans des emplois stables et valorisants, la place publique – en ligne et hors ligne – devient le seul lieu où la dignité peut s’affirmer. Tenter de fermer cette place dans un contexte de pénurie était voué à l’explosion.
Une blessure auto-infligée à la gauche népalaise
Suite au programme quadriennal de la Facilité élargie de crédit (FEC) du FMI, le gouvernement népalais a dû faire face à des pressions pour augmenter ses recettes intérieures. Cela a conduit à une nouvelle taxe sur les services numériques et à un durcissement des règles de TVA pour les fournisseurs de services électroniques étrangers. Cependant, face au refus des principales plateformes de s’enregistrer, l’État a intensifié ses mesures en les bloquant.
Cette mesure, initialement destinée à renforcer l’application de la loi fiscale, s’est rapidement transformée en outil de contrôle numérique, alors que la population était déjà confrontée à la hausse du prix du carburant et aux difficultés économiques engendrées par la volonté d’assainissement budgétaire du programme.
L’interdiction de la plateforme par le gouvernement a été le déclencheur final de vastes manifestations contre la corruption, le chômage et le manque d’opportunités, soulignant que les troubles relevaient moins d’une « révolution de couleur » que de revendications matérielles alimentées par les mesures d’austérité.
Que la répression et son aboutissement politique se soient déroulés sous un Premier ministre du CPN-UML constitue une catastrophe stratégique pour la gauche népalaise. Des années de divisions factionnelles, de coalitions opportunistes et de dérives politiques avaient déjà érodé sa crédibilité auprès des jeunes.
Lorsqu’un gouvernement de gauche restreint l’espace civique au lieu d’élargir les opportunités matérielles, il cède le terrain moral à des acteurs qui se nourrissent du cynisme anti-parti – une politique de culte individuel et une droite monarchiste renaissante.
Cette dernière s’est mobilisée visiblement cette année ; avec la démission d’Oli, elle cherchera à se présenter comme la garante de « l’ordre », même si sa vision économique reste mince et régressive. Tel est le danger : les forces les plus hostiles à une transformation égalitaire peuvent capitaliser sur la mauvaise gouvernance de la gauche pour étendre leur influence.
D’un point de vue anti-impérialiste – qui s’oppose aux privilèges du Nord tout en privilégiant une analyse dénuée de tout sentimentalisme – la crise est une dépendance classique sans développement. Les transferts de fonds lissent la consommation, mais renforcent la dépendance extérieure ; les ajustements de gouvernance impulsés par les donateurs se transforment rarement en politiques industrielles axées sur l’emploi ; et les dépenses publiques, lourdes en achats publics, alimentent les circuits de rente plus que les capacités productives.
Dans un tel ordre, l’État est tenté de contrôler la visibilité plutôt que de transformer les conditions. C’est pourquoi une tentative de régulation des plateformes par leur désactivation – plutôt que par la garantie d’une procédure régulière et d’une adaptation étroite – a été interprétée comme une tentative de gérer la dissidence, et non de résoudre les problèmes.
Ce que les signaux d’opposition nous disent (et ce qu’ils ne nous disent pas)
Les déclarations de l’opposition ont pris conscience de la situation plus rapidement que celles du gouvernement. Pushpa Kamal Dahal (Prachanda) a exprimé ses condoléances, appelé à des mesures anti-corruption et appelé à la levée des « sanctions sur les réseaux sociaux ».
Les déclarations du CPN (socialiste unifié) et du CPN (Centre maoïste) ont condamné la répression, exigé une enquête impartiale et établi un lien entre les restrictions numériques et les défaillances en matière d’emploi et de gouvernance. Ces réactions sont importantes d’un point de vue analytique, car elles montrent que même au sein de la classe politique dominante, on reconnaît que la crise concerne les moyens de subsistance et la légitimité, et pas seulement l’ordre public.
Mais ces signaux révèlent aussi la situation difficile de la gauche : si ses figures de proue ne peuvent que réagir à un soulèvement de la jeunesse plutôt que de préfigurer l’horizon de développement qui l’aurait empêché, alors l’arène sera dominée par des courants anti-establishment et royalistes prétendant rétablir l’ordre plus rapidement – même au prix de l’espace démocratique.
L’essentiel
Ces manifestations au Népal ont débuté parce qu’un gouvernement a tenté de réguler le pays en fermant la place publique. Elles ont explosé parce que c’est là qu’une génération précaire cherche du travail, une communauté et une voix, faute d’opportunités dans son pays.
Un bilan complet doit donc recenser à la fois le bilan humain – 19 morts et des centaines de blessés – et le bilan structurel : des centaines de milliers de personnes contraintes de partir chaque année et des transferts de fonds qui soutiennent la consommation tout en retardant la transformation.
Avec la démission d’Oli et la levée de l’interdiction, la confrontation immédiate pourrait s’atténuer, mais pas le verdict rendu par la génération Z. Tant que le Népal ne remplacera pas la complaisance envers les transferts de fonds et les calculs de coalition par un modèle de développement axé sur l’emploi, la rue restera l’arène la plus crédible pour rendre des comptes.
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Atul Chandra, chercheur à l’Institut de recherche sociale Tricontinental.
Pramesh Pokharel, analyste politique et chargé de cours d’anthropologie à temps partiel à l’Université Tribhuvan. Il est membre du Comité central du CPN (socialiste unifié) et secrétaire général de la Fédération des paysans du Népal.
Source : https://peoplesdispatch.org/2025/09/09/nepals-gen-z-uprising-is-about-jobs-dignity-and-a-broken-development-model/
[1] – On peut par exemple trouver dans un article publié sur le site de Révolution Permanente, ce chef-d’œuvre d’insinuation : « Seul TikTok a été exempté (d’interdiction par le gouvernement, ndlr), après s’être conformé à la réglementation locale, ce qui soulève des soupçons d’alignement politique avec Pékin. »…
[2] – Pour ceux de nos lecteurs qui auront le temps : https://youtu.be/A9di9m3-S_w